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Amour et amitié

Enfin deux amis d'un sexe différent, qui n'ont aucun intérêt commun, aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par cette opposition même; mais si l'amour les captive, je ne sais quel sentiment, mêlé d'amour-propre et d'égoïsme, fait trouver à un homme ou à une femme, liés par l'amitié, peu de plaisir à s'entendre parler de la passion qui les occupe.

Ces sortes de liens, ou ne se maintiennent pas, ou cessent alors qu'on n'aime plus l'objet dont on s'entretenait; on s'aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis, au contraire, n'ont point de premier objet, ils voudront obtenir l'un de l'autre cette préférence suprême.

Dès qu'un homme et une femme ne sont point attachés ailleurs par l'amour, ils cherchent dans leur amitié tout le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d'exigence naturelle, entre deux personnes d'un sexe différent, qui fait demander par degrés, et sans s'en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque éloigné que l'un ou l'autre soit de la ressentir.

On se soumet d'avance et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse; mais on ne s'accorde pas à voir les bornes que la nature même de son sentiment met aux preuves de son amitié; on croit donner plus qu'on ne reçoit, par cela même qu'on est plus frappé de l'un que de l'autre, et l'égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous les autres; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à ce lien.

L'amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l'amitié; là où il existe de l'ivresse, on peut suppléer à tout par de l'erreur; mais l'amitié ne peut se tromper, et lorsqu'elle compare, elle n'obtient presque jamais le résultat qu'elle désire; ce qu'on mesure paraît si rarement égal; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables.
Germaine de Staël-Holstein (1796)