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L'alpiniste

Quand j'ai entendu pour la première fois parler de l’alpiniste, il était au faîte de sa gloire. Il collectionnait les plus hauts sommets du monde comme d'autres collectionnent les cartes postales. Son regard minéral, acéré par le vent des cimes, dominait les abysses.

Des escalades conduites à la vitesse de l'éclair. Je l'imaginais en osmose totale avec le rocher. Une mécanique parfaitement huilée. Des nerfs d'acier. Un surhomme au calme olympien.

La seconde fois que j'ai entendu parlé de l'alpiniste, c'est quand il tua son fils. J'ai essayé de m'imaginer la scène du nourrisson exerçant ses cordes vocales et son père excédé le secouant. J'en ai eu des frissons, car j'ai réalisé que ce genre de bêtise aurait pu également m'arriver. Mais de la part de l'aigle de montagnes, comment était-ce possible?

La troisième fois que j'ai entendu parler de l'alpiniste, c'est quand la montagne le rappela dans les profondeurs de ses entrailles. La chute. Non pas sur une arrête impitoyable et traître. Non, sur un sommet de rien du tout, du genre de ceux qu'il escaladait les yeux fermés.
J'avais encore plus de peine à imaginer l'alpiniste dans cette situation. Une prise qui lui échappe. Un premier impact sourd. Le corps désarticulé roulant dans les pierriers.
Voulait-il rejoindre son fils ?

La dernière fois que j'ai entendu parlé de l'alpiniste, c'est quand sa compagne de cordée confia avoir été la première à dévisser. Ce témoignage me paraît capital. L'alpiniste n'a pas été vaincu par la montagne, mais seulement par l'erreur humaine. Le seul paramètre qu'il ne pouvait maîtriser totalement. Qu'importe que ce soit son erreur, ou celle d'un autre. L'alpiniste était comme nous et cela nous réconcilie avec lui.

L'alpiniste s'appelait Erhard Loretan.